
Henri Hiro, figure tutélaire de la littérature tahitienne, invitait ses compatriotes à s’emparer de l’écrit et à dire – en reo ma’ohi, en français, en anglais, peu importe la langue – l’âme, la culture, la spiritualité, bref le monde polynésien. Après des siècles d’un discours exogène, Hiro souhaitait faire entendre la voix des vaincus, des subalternes et réinscrire Tahiti dans l’histoire. Mais comment passer d’une civilisation où le patrimoine culturel (contes, proverbes, mythes fondateurs, généalogies, etc.) était transmis oralement, d’une génération à l’autre, notamment par les haere po (les “marcheurs de la nuit”) à une civilisation de l’écrit ? La poétesse Flora Devatine relève le défi dès 1980 (Humeurs, sous le nom de Vaitiare) et poursuit, dans les deux recueils suivants (Tergiversations et rêveries de l’écriture orale, 1998 ; Au Vent de la piroguière. Tifaifai, 2016) sa quête d’une « écriture orale ». L’oxymore révèle la volonté de l’écrivaine d’inventer une écriture tifaifai (patchwork) qui tresse une étoffe textuelle mariant français et reo ma’hoi. Nous nous proposons d’analyser une démarche scripturale originale et d’en comprendre les soubassements esthétiques et historiques. L’hypothèse que nous formulons est qu’en se positionnant dans un entre-deux linguistique et par une écriture du tâtonnement, Flora Devatine crée un espace d’affleurement de l’identité narrative tahitienne, identité qui se veut à la fois affirmation (de soi) et réconciliation (avec l’altérité).